Derrière le discours sur la « sécurité », un projet de loi controversé pourrait restreindre l’accès à l’asile au Canada. L’avocate Suzanne Taffot alerte sur les dérives d’une approche qui sacrifie l’humain à la logique frontalière.
Par Cyrille Ekwalla – NéoQuébec Média - Oct.25
Le projet de loi C-12, anciennement connu sous le nom de C-2, suscite une vive controverse. Présenté par le gouvernement fédéral comme un moyen de renforcer la sécurité à la frontière canado-américaine, le texte soulève de profondes inquiétudes chez les juristes et les organisations de défense des droits humains. Pour plusieurs observateurs, cette réforme pourrait affaiblir les garanties fondamentales accordées aux demandeurs d’asile et remettre en cause la réputation humanitaire du Canada.

C’est l’analyse qu’en fait Me Suzanne Taffot, avocate en droit de l’immigration et cofondatrice du cabinet Herittt Avocats, au cours de l’émission radio de Neoquébec animée par Cyrille Ekwalla. Membre active de l’AQAADI (Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration) et de la Canadian Association of Refugee Lawyers (CARL), elle plaide pour un retrait pur et simple du projet de loi, qu’elle juge « dangereux, inutile et contraire au droit international ».
Deux clauses qui ferment la porte à l’asile
Sous couvert de lutte contre la criminalité transfrontalière et l’immigration irrégulière, le projet de loi introduit deux nouvelles clauses d’irrecevabilité des demandes d’asile.
La première empêche toute demande déposée plus d’un an après l’entrée sur le territoire canadien — avec effet rétroactif jusqu’à 2020.
La seconde supprime la possibilité de régulariser une entrée irrégulière dans un délai de 14 jours, une disposition qui permettait encore à des milliers de personnes de faire valoir leurs droits.
« Ces mesures sont inhumaines », dénonce Me Taffot. « Elles ignorent totalement les réalités vécues par les réfugiés, notamment les femmes victimes de violences, les personnes LGBTQ+ ou celles souffrant de traumatismes. Punir leur silence ou leur retard administratif, c’est refuser de voir leur souffrance. »
Procédures expéditives et agents non spécialisés
Le texte prévoit également de confier les demandes d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR) à des agents non spécialisés.
Ces demandes, censées offrir une dernière protection avant l’expulsion, se feraient désormais sans audience, sans avocat et sur la seule base de documents écrits.
« C’est une justice administrative à la chaîne, où la vie des gens se joue sur un formulaire », déplore Me Taffot.
Selon elle, ces procédures expéditives violent le droit à une audience équitable reconnu par la Charte canadienne des droits et libertés.
Des pouvoirs renforcés pour les agents frontaliers
Autre aspect préoccupant : l’élargissement des pouvoirs de fouille et de surveillance.
Le projet de loi autorise les agents frontaliers à ouvrir le courrier, effectuer des fouilles sans mandat et partager des données personnelles avec les autorités américaines.
Pour plusieurs juristes, ces dispositions constituent une dérive sécuritaire incompatible avec le respect de la vie privée.
« Nous risquons d’installer un régime d’exception permanent », avertit l’avocate. « Ce n’est pas ainsi qu’on protège une démocratie. »
Le poids du voisin américain
Derrière cette réforme, Me Taffot voit aussi une pression politique implicite exercée par les États-Unis, qui reprochent au Canada une certaine « permissivité » migratoire.
Depuis la renégociation de l’Entente sur les tiers pays sûrs, le fameux chemin Roxham — longtemps symbole d’espoir pour des milliers de demandeurs d’asile — est désormais fermé.
« On bâtit des murs invisibles », regrette-t-elle. « Des murs juridiques, administratifs et politiques qui repoussent les gens vers la misère ou le danger. »
Des solutions existent
Face à cette dérive, plusieurs regroupements — dont la Coalition pour la justice migratoire — proposent des amendements réalistes :
- rétablir les exceptions humanitaires pour les personnes vulnérables ;
- garantir une audience obligatoire dans les cas d’évaluation des risques ;
- suspendre tout renvoi en cas de recours judiciaire ;
- et surtout, réintroduire une approche centrée sur la dignité humaine plutôt que sur la seule logique de contrôle.
Pour Me Taffot, il ne s’agit pas d’être naïf face aux enjeux de sécurité, mais d’éviter que le Canada abandonne ses principes humanitaires au nom d’un discours politique anxiogène.
« La peur n’a jamais été un bon fondement pour écrire une loi », affirme-t-elle.
Vers une justice plus consciente des réalités culturelles
Au-delà de la question migratoire, Me Taffot milite également pour une approche judiciaire plus équitable à travers les rapports d’évaluation de l’incidence culturelle et ethnique (EICÉ).
Déjà utilisés dans d’autres provinces, ces rapports permettent aux juges de mieux comprendre les contextes sociaux et raciaux qui influencent les comportements des accusés, afin de rendre des décisions plus justes.
« L’équité, ce n’est pas un privilège », rappelle-t-elle. « C’est une façon de réparer ce que le système a brisé. »
Entre sécurité et humanité : un choix de société
Le projet de loi C-12 place le Canada devant un dilemme moral et politique.
En cherchant à contrôler davantage ses frontières, le pays risque de renier la tradition d’accueil qui a longtemps façonné son identité.
« Les lois doivent protéger les citoyens, bien sûr, mais elles doivent d’abord protéger les êtres humains », conclut Me Taffot.
Une évidence, certes — mais qu’il semble nécessaire de rappeler à l’heure où la peur prend trop souvent le pas sur la compassion.
Ecoutez l’entrevue avec Cyrille Ekwalla :