Il s’appelait Alika Ogorchukwu. Réfugié nigérian et commerçant de rue dans la ville portuaire de Civitanova Marche, en Italie, il avait eu un accident de vélo — une voiture l’avait happé en mai 2021 — qui l’avait laissé handicapé. Il devait désormais utiliser une béquille pour se déplacer. Le 30 juillet dernier, un homme, à qui il avait essayé de vendre quelque chose, a utilisé cette même béquille pour l’immobiliser au sol, le battant à mort.

Les autorités croient que cet homme n’a pas aimé être abordé par Alika qui voulait lui vendre ses produits. Une vidéo de l’événement existe et elle circule sur Internet.

Alika Ogorchukwu

À l’été 2020, tout le monde que je connais a publié sur les réseaux sociaux un petit carré noir pour signifier son soutien au mouvement Black Lives Matter. Tout le monde s’est dit allié de la cause et pourtant, aujourd’hui, la poussière est retombée. Je voudrais qu’on rende hommage à Alika, qu’on ne laisse pas sa mort tomber dans l’oubli.

La spectacularisation de la mort fait directement échoaux lynchages publics aux États-Unis auxquels venaient assister les foules pour se divertir.

Alika avait un enfant de huit ans qui pourra voir le meurtre de son père en googlant son nom et voir aussi le fait que personne dans la rue n’a empêché son agresseur de commettre son crime en plein jour dans une artère très fréquentée. Bien sûr, on dira sans doute que les témoins avaient peut-être peur de l’agresseur, trop peur pour intervenir. Bien sûr, on dira sans doute que ce meurtre n’a pas été motivé par une haine raciale, alors que la droite en Italie propage une xénophobie éhontée. Au coeur de ce meurtre, il y a une altérisation totale, la croyance inéluctable que la personne en train de se faire tuer est différente de nous, qu’elle n’appartient pas au même spectre du vivant.

Dans son livre Bearing Witness While Black (2020), Allissa V. Richardson met en garde contre ces vidéos de personnes noires en train de se faire tuer : elle les considère comme profondément déshumanisantes. Cette spectacularisation de la mort fait directement écho, croit-elle, aux lynchages publics aux États-Unis auxquels venaient assister les foules pour se divertir. On regardait des hommes mourir en mangeant des friandises et en discutant de la météo.

Rappelons-nous la chanson Strange Fruits , popularisée par Billie Holiday à la fin des années 1950, qui évoquait le spectacle avilissant de ces corps qui pendaient des arbres des États du sud des États-Unis :

« Southern trees bear a strange fruit / 

Blood on the leaves and blood at the root /

Black bodies swinging in the southern breeze / 

Strange fruit hanging from the poplar trees ».

Les corps noirs qui subissent ce type de violence aujourd’hui ne sont plus dans les arbres : ils sont au sol, immobilisés par des balles, ou alors asphyxiés, comme l’ont été Alika Ogorchukwu, Eric Garner ou George Floyd. Alika n’est pas mort en raison de violences policières, comme beaucoup des cas médiatisés ces dernières années, mais je vois son meurtre comme un cas de vengeance personnelle qui aboutit à un meurtre gratuit. Comme l’a été celui d’Ahmaud Arbery, tué en février 2020 alors qu’il faisait du jogging en Géorgie, par trois hommes, citoyens lambda, qui le soupçonnaient à tort de vol. On ne prend même pas la peine de téléphoner aux autorités : on se fait justice soi-même.

La violence est un rouleau compresseur qui annihile et réduit, qui massacre et aplanit la surface des choses

Je n’ai pas regardé la vidéo du meurtre d’Alika. J’aurais plutôt voulu savoir comment Alika Ogorchukwu s’était retrouvé en Italie. On dit qu’il était réfugié. Que faisait-il dans sa vie d’avant et quelles étaient les circonstances de son départ ? J’aurais voulu savoir s’il aimait les fleurs et le soccer, ce qu’il aimait manger pour souper.

La violence est un rouleau compresseur qui annihile et réduit, qui massacre et aplanit la surface des choses. Elle force une forme sur une vie, sur une histoire : elle prend toute la place et ne laisse pas entrevoir les subtilités des histoires humaines, leur complexité. J’avais envie d’écrire son nom en toutes lettres, ici, dans cette chronique, un minuscule geste pour rendre un peu de son humanité à Alika.

Je me dis que les mots doivent servir à cela, redonner de l’ampleur à des vies que certains voudraient minuscules alors qu’elles sont aussi grandes que toutes les autres.

source : Le Devoir

(c) Neoquébec – Août 2022