« Le Québec ne peut pas, à lui tout seul, accueillir toute la misère du monde. » En entendant cette phrase prononcée récemment par le ministre de l’Immigration Jean-François Roberge à propos des demandeurs d’asile – notamment des Haïtiens qui fuient les États-Unis en raison des menaces de déportation relancées par l’administration Trump – un malaise profond s’installe.
Comment un représentant de l’État peut-il ainsi réduire des êtres humains en détresse à une simple « misère du monde », comme s’ils n’étaient qu’un fardeau anonyme? Ces mots, empruntés à un vieux discours anti-immigration, sont indignes de nos valeurs québécoises. Ils trahissent une dangereuse déshumanisation du débat public.
Rappelons-nous que derrière chaque demandeur d’asile se cache une histoire humaine unique et souvent bouleversante. Le film L’histoire de Souleymane, que j’ai vu hier, illustre bien cette réalité : on y suit un jeune homme qui tente de survivre comme livreur à vélo à Paris tout en préparant son entretien d’asile. Une course contre la montre, chargée de dignité et de douleur. Comme Souleymane, des milliers de personnes, aujourd’hui, quittent l’insécurité, la violence ou les menaces d’expulsion pour chercher un refuge.
C’est le cas de nombreux Haïtiens actuellement. Après des années passées aux États-Unis, ils fuient la répression migratoire de l’administration Trump, qui a repris avec zèle les procédures de déportation. Beaucoup arrivent à la frontière canadienne, convaincus que le Canada – et le Québec – saura leur offrir un abri. Mais en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs, ces personnes ne peuvent normalement pas faire de demande d’asile au Canada si elles arrivent des États-Unis par un point d’entrée officiel. D’où l’augmentation des passages dits « irréguliers ». Cela ne fait pas d’eux des délinquants. Cela témoigne de l’absurdité d’un système qui empêche des gens vulnérables de chercher protection, parce qu’ils viennent d’un pays qui n’est, dans les faits, plus un lieu sûr pour eux.
Certes, il faut reconnaître que nos services publics sont sous pression. Les écoles débordent, le système de santé souffre, le logement manque. Mais pointer les demandeurs d’asile du doigt comme responsables de cette crise est une erreur dangereuse. L’accueil des réfugiés ne représente qu’une petite part de l’immigration, et encore moins des dépenses publiques. Le problème est ailleurs : dans le sous-financement chronique, dans le manque de planification, dans l’inaction politique. Blâmer les plus vulnérables, c’est détourner l’attention des vrais enjeux.

Et malheureusement, c’est ce que fait la CAQ depuis des années : faire de l’immigration un thème central de son discours, mais toujours sous l’angle de la crainte, de la surcharge, du « trop, trop vite ». Un discours qui flatte les peurs, qui offre aux électeurs inquiets un bouc émissaire tout désigné : le néo-Québécois. Ce glissement est inquiétant. L’histoire montre que lorsque les élites reprennent les codes du populisme identitaire, on ouvre la voie à pire. En Italie, en France, en Hongrie, la peur de l’autre a mené à des politiques brutales et inhumaines. Ne laissons pas ce scénario se reproduire ici.
Le Québec a les ressources. Il a le territoire. Il a la capacité – et surtout la responsabilité – d’offrir un refuge digne à ceux qui en ont réellement besoin. Et cela commence par une chose simple : faire la différence entre un immigrant économique, accueilli pour répondre aux besoins du marché, et un demandeur d’asile, accueilli au nom de notre devoir de solidarité humaine. Les confondre, c’est entretenir le flou, et alimenter les pires amalgames.
Accueillir des gens ne signifie pas « accueillir toute la misère du monde », mais choisir, en conscience, de faire notre part. Le Québec ne peut tout faire, c’est vrai. Mais il peut, et il doit, continuer à être un territoire d’accueil, de justice et de dignité. Pour cela, il faut que les mots employés par nos dirigeants soient à la hauteur de ce que nous sommes. Parce qu’au final, ce n’est pas une question de chiffres. C’est une question d’humanité.
Cyrille Ekwalla (avril 2025)