La nomination, le 16 décembre 2025, de Me Karine Joizil comme juge à la Cour supérieure du Québec (district de Montréal) est une bonne nouvelle. Elle marque une avancée concrète dans la représentation de la diversité au sein d’une institution qui incarne l’autorité de l’État et la promesse d’égalité devant la loi.

Mais cette avancée met aussi en relief un fait plus difficile à ignorer : les pas demeurent petits – et, surtout, fragiles. En matière de diversité, la Cour supérieure progresse, oui, mais à un rythme qui contraste fortement avec la réalité sociologique de Montréal (et du Québec contemporain), ainsi qu’avec l’ampleur des attentes citoyennes envers la justice.
Sept profils qui comptent — et un ordre de grandeur qui interpelle
En s’appuyant sur les nominations et les profils publiquement connus, on peut identifier un noyau de sept juges noir·e·s et/ou racisé·e·s à la Cour supérieure, dont plusieurs ont été nommés au cours des dernières années :
-
L’honorable Guylène Beaugé (district de Montréal) — nommée le 2 mars 2007, largement reconnue comme la première personne noire à devenir juge à la Cour supérieure du Québec. En juin 2025, elle a opté pour le surnumérariat (un statut permettant de continuer à servir avec une charge réduite, tout en libérant un poste pour une nouvelle nomination).

Honorable Guylène Beaugé – (Nommée en 2007 / Surnuméraire depuis juin 2025) -
L’honorable Aline U.K. Quach — nommée le 8 juin 2017; issue d’un parcours marqué par l’aide juridique, elle a été nommée initialement pour des districts hors Montréal (Abitibi/Rouyn-Noranda/Témiscamingue), avec l’idée évoquée publiquement qu’un transfert vers Montréal puisse survenir à terme. Ce qui est le cas.
-
L’honorable Geeta Narang (district de Montréal) — nommée le 11 décembre 2020; associée chez Narang & associés, reconnue pour un engagement soutenu en matière d’accès à la justice et de défense de groupes marginalisés.
-
L’honorable Azimuddin Hussain (district de Montréal) — nommé le 17 décembre 2021; auparavant associé chez NOVAlex.
-
L’honorable Marie-Hélène Dubé (district de Montréal) — nommée le 25 mars 2022; auparavant associée principale chez Goldwater, Dubé, une figure connue du droit de la famille.
-
L’honorable Alexandre Bien-Aimé Bastien (district de Montréal) — nommé en février 2023; auparavant associé chez Shadley Bien-Aimé; plusieurs medias dont nous-mêmes avons souligné la portée symbolique de cette nomination.
-
L’honorable Karine Joizil (district de Montréal) — nommée le 16 décembre 2025; auparavant associée chez McCarthy Tétrault.
Pris ensemble, ces profils traduisent une dynamique : la diversité progresse, mais elle demeure numériquement limitée et très concentrée autour du district de Montréal (à l’exception notable du cas Quach, nommé initialement en région).
Des « premières » qui disent autant que les statistiques
Certaines nominations sont, en elles-mêmes, des jalons.

- Azimuddin Hussain est présenté comme le premier juge de confession musulmane nommé à la Cour supérieure du Québec. ( lire notre article )
-
Les parcours de Geeta Narang (cabinet et engagement communautaire), de Marie-Hélène Dubé (droit de la famille) (1) ou de Karine Joizil (grand cabinet) illustrent aussi une diversité de trajectoires professionnelles — ce qui est une bonne nouvelle : la diversité ne doit pas être cantonnée à un seul « profil » acceptable.
Une représentation qui reste proportionnée
Au 31 août 2025, la Cour supérieure comptait 193 juges (juges puînés et juges surnuméraires inclus). (2)
À titre indicatif, 7 sur 193, cela représente environ 3,6 %. Même en reconnaissant les limites d’un décompte fondé sur l’information publique (et l’absence de données officielles systématiques sur l’appartenance à des groupes racisés), l’ordre de grandeur demeure parlant.
Ce chiffre prend une autre dimension lorsqu’on le juxtapose à la réalité montréalaise. Sur le territoire équivalent de Montréal, la population dite « minorités visibles » atteint 37,6 % en 2021, et le groupe Noir représente 10,7 % de la population totale. (3) Autrement dit : la société a changé rapidement; les institutions judiciaires, beaucoup moins.
Le rappel de Daniel Dortélus : la divesité peut reculer aussi vite qu’elle avance
L’histoire récente rappelle une autre vérité : les gains peuvent être réversibles. En mars 2022, quatre mois avant son départ effectif en retraite, le juge Daniel Dortélus (Cour du Québec) avait publiquement dénoncé le déficit de diversité dans la magistrature québécoise, à l’occasion de son départ à la retraite. Il écrivait notamment -dans une formule qui a marqué les esprits – qu’il était » le premier et le seul juge homme noir » dans l’histoire de la magistrature du Québec. ( Lire l’article de NeoQuébec) . Son intervention est essentielle dans le débat public pour une raison simple : elle montre que, sans politique soutenue, un départ peut créer un vide – et transformer une « progression » en recul.

À la Cour supérieure, l’option du surnumérariat (choisie, par exemple, par la juge Guylène Beaugé en juin 2025) illustre une voie institutionnelle qui permet à la fois de préserver l’expertise et de libérer un poste pour une nomination, donc d’éviter certains effets de rupture.
Pourquoi est-ce si lent ?
Sans réduire la question à une seule cause, trois facteurs reviennent constamment dans les discussions sérieuses sur la diversité judiciaire :
-
Le pipeline : l’accès aux parcours les plus valorisés (certains types de litige, réseaux professionnels, visibilité, mentorat) n’est pas également distribué.
-
La mécanique de sélection : même lorsqu’un processus affirme viser la diversité, il peut reproduire des biais (réseaux, critères implicites, survalorisation de parcours « classiques »).
-
La géographie : la diversité se matérialise souvent là où la population est la plus diverse – Montréal – mais l’enjeu est précisément que la justice se rend sur tout le territoire, et que la représentation ne devrait pas être un phénomène « localisé ».
À noter que, dans les communiqués fédéraux, le processus mis en place depuis 2016 met explicitement l’accent sur » la transparence, le mérite et la diversité » – un rappel utile, mais qui ne dispense pas d’évaluer les résultats concrets.

Passer du symbole au système
Si l’objectif est d’aller au-delà de nominations importantes mais ponctuelles, voici des leviers crédibles, pragmatiques et compatibles avec l’indépendance judiciaire :
-
Publier des indicateurs agrégés (volontaires et anonymisés) sur la diversité des candidatures et des nominations, pour objectiver le débat.
-
Renforcer l’outreach auprès des communautés juridiques sous-représentées (barreaux, cliniques juridiques, réseaux de juristes racisé·e·s, etc.), sans attendre que les candidatures « arrivent d’elles-mêmes ».
-
Valoriser davantage des parcours variés (aide juridique, droits humains, droit du logement, droit administratif, droit de la famille, etc.), qui sont souvent au cœur de la réalité des justiciables.
-
Déployer une stratégie de représentation hors Montréal, afin que la diversité ne soit pas uniquement « assignée » aux grands centres.
-
Évaluer la diversité de manière continue, pas seulement à l’occasion d’une nomination marquante : l’objectif est une masse critique, pas une série de cas exemplaires.
-
Protéger les acquis : documenter et anticiper l’effet des retraites (comme l’a illustré l’épisode Dortélus) pour éviter que la diversité dépende d’un petit nombre de personnes. (NeoQuébec+1)
En conclusion, la nomination de Karine Joizil est un pas en avant — net, visible, et légitime. Mais l’enjeu n’est plus seulement de célébrer chaque pas : il est de reconnaître que, tant que la diversité restera marginale en proportion, l’institution demeurera exposée à deux risques : le décrochage de confiance d’une partie du public, et l’illusion du progrès (réel, mais insuffisant).
(2) https://coursuperieureduquebec.ca/fileadmin/cour-superieure/A_propos/Rapports_d_activites_et_donnees_judiciaires/2024-2025_Rapport_activite_CS.pdf
(3) https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2021/as-sa/fogs-spg/page.cfm?dguid=2021A00032466&lang=F&topic=10
(c) Institut Neoquébec – Dec 2025

