La Ville de Montréal a reconnu en juin 2020 le racisme systémique. Elle a créé dans la foulée son Bureau de la lutte au racisme et aux discriminations systémiques puis s’est engagée l’an dernier à « devenir un employeur exemplaire » en la matière. Dans le cadre de cette enquête, une trentaine d’employés racisés ont confié au Devoir avoir été victimes de racisme ou de discrimination. Experts et syndicats estiment que, malgré les engagements de la Ville, la situation n’a pas vraiment changé sur le terrain.

Bochra Manaï – Commissaire BRDS (c) Neoquébec

La commissaire du Bureau de la lutte au racisme et aux discriminations systémiques (BRDS),Bochra Manaï, a été témoin l’automne dernier d’un incident à caractère raciste qui s’est déroulé en sa présence lors d’un atelier de sensibilisation donné à des gestionnaires de Saint-Léonard.

Un courriel obtenu par Le Devoir daté du 24 octobre dernier, adressé au comité de direction de l’arrondissement, relate les propos tenus devant l’animatrice afro-descendante de l’atelier, Nathalie Carrénard, conseillère en Équité, diversité et inclusion au BRDS.

« Pour décrire les réalités vécues en matière de racisme, j’ai fait référence au fait que des employés se sont fait traiter de singes dans certains arrondissements. Un gestionnaire a commenté en disant “ici, on lui aurait plutôt lancé des bananes” « , indique Mme Carrénard.

D’autres propos à caractère raciste seront tenus tout au long de l’atelier. Notamment, un gestionnaire décrit une situation en prenant comme exemple un employé col bleu musulman jeûnant pendant le ramadan, en plein été. Mme Carrénard lui demande s’il s’agit d’un cas réel. « Il s’est esclaffé en me disant “vous avez dit qu’il va y en avoir de plus en plus comme eux autres, donc je me prépare”« , raconte Mme Carrénard dans son courriel.

Nathalie Carrénard – Conseillère EDI – BRDS

 » J’étais profondément choquée et humiliée par les paroles, les rires, la surenchère dans la provocation. Je suis venue animer un atelier, mais une partie de la salle a utilisé cet espace comme un défouloir et, moi, la femme noire, luttant contre le racisme et les discriminations, je me suis sentie traitée comme une cible sur laquelle on peut se défouler plutôt deux fois qu’une sans qu’il y ait la moindre conséquence « , indique l’employée du bureau de la commissaire dans son courriel, précisant que la seconde journée de cet atelier avait été tout aussi difficile.

Selon nos sources, Mme Carrénard est partie en arrêt maladie quelques jours après avoir envoyé ce message. Cette dernière a refusé de nous parler, invoquant son devoir de réserve.

Questionnée au sujet de cet incident, Dominique Ollivier, présidente du comité exécutif de la Ville de Montréal et élue responsable de la lutte contre le racisme précise que, lors de telles formations, il est nécessaire qu’un « climat de confiance s’installe pour faire en sorte que les gens “sortent le méchant”, qu’ils ne se sentent pas jugés, observés« .

« Ensuite, un bon animateur de ce genre d’atelier doit les confronter à ce qu’ils ont dit. Je peux imaginer que Mme Carrénard, qui a eu à faire une trentaine d’ateliers comme ça, à un moment donné, ait eu un trop-plein« , ajoute Mme Ollivier.

Des actions aux engagements

Le BRDS en 2020 : Alain Babineau – Bochra Manai – Diaka Cissé – Nathalie Carrénard (c) Neoquébec

Dans son courriel, Mme Carrénard s’inquiète. « Comment se traduisent ces propos dans la gestion des employées et employés de la diversité ? […] Sachant que toute personne animée de préjugés peut transformer son préjugé en actions discriminatoires, la situation me préoccupe beaucoup. […] J’ai hâte […] de savoir quelles actions vont être posées. »

En entrevue avec Le Devoir, sa patronne, Bochra Manaï, confirme avoir rencontré le comité de direction de l’arrondissement de Saint-Léonard.  » On leur a demandé s’ils étaient conscients du niveau de risque humain (pour leurs employés confrontés aux propos de ces gestionnaires) et juridique (pour les risques de poursuites) qu’ils avaient. » Une démarche d’accompagnement avec l’arrondissement est depuis en cours.

Un autre employé du Bureau de la lutte contre le racisme a quant à lui jeté l’éponge. Alain Babineau a quitté son poste un an après son embauche en tant que chargé d’expertise Profilages racial et social. « Quand je suis arrivé, la Direction générale de la Ville m’a demandé un “changement accéléré”, que mon travail “soit un électrochoc dans les services de la Ville”. Mais j’ai mis quatre mois à rencontrer le SPVM, alors que c’était mon objectif prioritaire ». M. Babineau affirme que le sentiment d’urgence s’est affaibli après les élections municipales à l’automne 2021. « On est passé des “actions” aux “engagements”. »

Vers un guichet unique

Fini, les belles paroles, place aux actions, estime le Syndicat des cols bleus de Montréal. « Quand arrive une situation, il faut qu’il y ait une action de posée immédiatement pour que ça cesse« , souligne Marilou Lamoureux, vice-présidente des services aux membres au Syndicat canadien de la fonction publique à Montréal (SCFP).

Dominique Ollivier est bien consciente que « la Ville c’est un gros bateau à faire tourner […] Mais il faut surtout que le message politique soit clair : tolérance zéro face au racisme systémique. On va trouver les biais et on va les combattre« , ajoute-t-elle.

Pour Angelo Soares, professeur titulaire au Département d’organisation et ressources humaines de l’ESG UQAM, l’opacité du système de plainte que les employés doivent emprunter pour avoir justice est la problématique principale à laquelle la Ville doit s’attaquer. « C’est comme un casse-tête, une bureaucratie sans fin dans laquelle on finit par se noyer. Ce n’est pas acceptable », résume-t-il.

Dominique Ollivier précise que le processus de plaintes était en train d’être révisé afin que soit créé un guichet unique. « Il faut se poser la question : est-ce que les gens qui accueillent ta requête sont bien formés pour la recevoir ? Il faut se donner le temps de les former, de s’assurer qu’ils vont mettre en place les bonnes ressources. C’est ce que fait le bureau de la Commissaire », explique-t-elle.

La Division Diversité, équité et inclusion (DEI) et Respect de la personne a pour mandat de faire respecter la Politique de respect de la personne pour l’ensemble de l’appareil municipal et de traiter les plaintes qui y sont liées. « Cette politique est en cours de révision afin qu’y soient incluses les notions de racisme et de discrimination systémique », a indiqué par courriel la Ville.

Le Syndicat des cols bleus de Montréal déplore que le Respect de la personne ne soit pas encore bien outillé pour répondre adéquatement aux plaintes en la matière. « Des fois, on a des témoins principaux qui ne sont même pas appelés pour les enquêtes« , précise Marilou Lamoureux, vice-présidente des services aux membres.

« En 2022, la Division DEI et Respect de la personne a réalisé 192 interventions dans les arrondissements. De ce nombre, une intervention avait spécifiquement un motif de discrimination raciale », a indiqué la Ville de Montréal par courriel.

Le Bureau dirigé par Bochra Manaï compte actuellement deux employés. En attendant la création du guichet unique évoqué par Mme Ollivier, la commissaire et son équipe doivent rediriger les témoignages d’employés qu’ils reçoivent au bon endroit.

« Ça peut prendre du temps, et je ne dis pas ici que c’est satisfaisant qu’une personne qui vit un trauma trouve une réponse institutionnelle longue, mais c’est ça la transformation. »

« C’est trop lent « 

Valérie Plante – Dominique Ollivier (c) Neoquébec 2021

Dominique Ollivier précise qu’elle est intervenue à plusieurs reprises au cours des derniers mois, notamment pour revoir le processus d’examen et de promotion. « On a lié ça à l’évaluation de la performance des gestionnaires. Une fois par an, ils vont devoir rendre des comptes, et j’ai demandé un audit à la commission de la fonction publique pour évaluer les 50 derniers cas de promotions  » , précise-t-elle.

Mandaté en 2021 par le syndicat comme enquêteur indépendant dans le dossier Montréal-Nord, Angelo Soares estime que trop d’efforts sont mis sur des ateliers de sensibilisation et de formation au lieu de renforcer les sanctions. « Si ça arrive devant des gens, et qu’il n’y a pas de sanction, quel est le message qui est passé à tout le monde de cette organisation ? Que ce n’est pas grave, qu’il n’y a pas de conséquences de toute manière », souligne-t-il.

Dominique Ollivier indique que la révision des sanctions « est probablement la prochaine étape de ce qu’il faut revoir ».

Des problèmes de gouvernance

Les dossiers de racisme et de discrimination traités par le Syndicat des cols bleus de Montréal sont bien souvent freinés par des problèmes de gouvernance.  » Le bureau de Mme Manaï a un pouvoir de recommandation seulement. Après, ça revient à la gestion de chaque arrondissement de décider de faire ce qu’ils ont à faire ou non « , précise Marilou Lamoureux. « C’est tout le temps pelleté dans la cour de l’autre. On va au central, on nous dit que c’est à l’arrondissement, et vice versa. Finalement, ce n’est jamais la faute de personne, mais aussi jamais la responsabilité de personne », renchérit son collègue Alexis Lamy-Labrecque.

Une problématique que reconnaît Dominique Ollivier, qui se dit préoccupée par les témoignages recueillis par Le Devoir à travers neuf arrondissements.

« Si ce que vous me dites est vrai, ça veut dire que c’est encore pire que ce que je soupçonne, […] on va prendre ça extrêmement au sérieux et, dans les meilleurs délais, on va demander que des mesures soient prises « , déclare Mme Ollivier.

 » Nous tournons la page. Refaites vos plaintes, on va rouvrir les dossiers si nécessaire. On est à une nouvelle ère, tolérance zéro. « .

(c) source : Le Devoir (Stéphanie Vallet) – Mars 2023

(*) Titre original : Des engagements mais peu d’actions contre le racisme à la Ville de Montréal.

 

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