Aujourd’hui, j’ai entendu le mot en N !
Comme un couteau à double tranchant, il a percé mon cœur pour tracer sa route sur ma peau, finissant ses coupures sur mes deux chevilles. Entravé, j’ai soudain découvert mes deux chevilles prisonnières de chaînes rouillées par le poids du temps et de mon attachement.
J’ai entendu ce mot dans un contexte de travail. La personne que j’assistais s’est exclamé : » Je ne veux pas travailler comme un sale nègre « . Cette expression, je l’avais déjà entendue dans Occupation Double (1), prononcée par une participante prénommée, Élodie. étendue dans sa harpe de paix, au bord d’une piscine en Indonésie, la jeune femme fait une réflexion sur les travailleurs que ses yeux observent. Avec toute sa candeur, sa naïveté et sûrement son ignorance, elle dit alors : » Ils travaillent comme des nègres, c’est plate à dire. « .
Quelques jours après, toujours dans la même émission et dans une toute autre ambiance, la même participante – Élodie-, aux côtés de Joanie, une autre candidate, se voient interpeller par des membres de la production de l’émission qui leur demandent de « tenir leur environnement propre »… En d’autres termes, de faire le ménage. Et Joanie de répliquer : » Pourquoi on s’impose ça, nous autres? On n’est pas des n… oh, j’allais dire de quoi de raciste. On n’est pas des nègres ? »
À ce moment-là, j’ai 26 ans, jeune femme nègre qui vit à Montréal et qui écoute Occupation Double depuis la toute première saison sur TVA. C’était notre messe, mon père et moi. Quatre yeux excités qui regardaient la télévision québécoise, une nouvelle façon de « présenter l’amour ». Mon père, un romantique à sa manière, me transmet son amour à sa façon. Les deux âmes romantiques partagent ensemble un moment rare, de père-fille. Quand j’ai entendu Joanie et Élodie tenir ces propos, ma première réaction a été de rire.
Oui, rire ! En me disant qu’elles ne sont pas éduquées… Moi, prise dans mon conditionnement, c’est l’excuse que je donne aux enfants des maîtres. Ce n’est pas grave, elles sont ignorantes. Pardonnez-les, petite négresse !
C’est ce que notre maître nous apprennait. « Je te frappe et tu dois me montrer tes jolies dents, car tu as de la chance que je te considère, n’est-ce pas ?« . À ce moment, mon conditionnement me disait que ce n’était pas si grave. « Silence, n’en fais pas un plat ! »
Evidemment, ces mots prononcés au cours d’une émission de si grande écoute, a fait une grosse polémique. En réaction de ce tsunami médiatique, Élodie et Joanie ont fait une publication, dans laquelle elles s’excusaient parce que « la production leur avait fait remarquer qu’elles avaient des propos blessants. »
Blessants ? Ces propos blessent qui ? Et comment ? Comme tout le monde ou presque, en 2017, j’en ai parlé et reparlé dans les soirées.
Aujourd’hui, je veux comprendre pour mieux déconstruire le conditionnement qui était mien, en faisant ma propre recherche pour connaître l’origine de cette expression si blessante : » Travailler comme un Nègre« .
Retour à Occupation Double ! Un peu plus loin dans ses justifications, Joanie d’ajouter : » J’ai utilisé une expression qui a longtemps été utilisée dans la société québécoise, qui est encore utilisée aujourd’hui… » Et elle a raison. Cette expression provient de l’époque coloniale et de l’esclavage. Elle remonte au 19e siècle, utilisée couramment en France, au Québec, au Canada et dans d’autres régions francophones.
Devenue accro au mot nègre, je pousse mes recherches et le laisse s’imprégner de ma tête en « coupant » toutes les émotions qui peuvent venir enchaîner mon parcours vers le « dé-conditionnement ».
Le mot nègre vient du latin, niger, qui signifie Noir. Au 16e siècle, le mot est utilisé pour décrire les personnes venant du continent africain. Neutre… Je comprends que ce mot est utilisé dans la vie de tous les jours quand les êtres vivants étaient candides, pour ne pas dire quand le Nègre n’était pas venu perturber leur petitesse. Le Nègre était utilisé de manière descriptive. Comme pour un peintre, quand il va chercher de la couleur pour ses toiles, il utilise le mot noir ou blanc pour faire sa commande.
Le mot nègre dans son sens péjoratif devient populaire lorsque les artistes s’en emparent, à l’instar de Gustave Flaubert, qui, dans Salammbô écrit : « Ces nègres, pleins de sauvagerie… » Ou Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit : » Ces nègres, ils n’ont rien à faire ici. « . Et que dire de Victor Hugo lorsqu’il dit : » Les nègres sont un peuple dégradé par la misère. »? ? Ou encore Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu : » Les nègres de Paris sont souvent des musiciens de rue. « .
On le voit : sauvages, misère, pas de place, dans la rue…le sens et la perception changent.
Refoulement d’émotions, je vais exploser ! Je marche dans les rues de Montréal, chaque coin de rue, une personne blanche. J’ai de la difficulté à les regarder dans les yeux, peur qu’ils me voient comme une Négresse. Il faut que je décharge. Je consume mes traumas. Je continue ma recherche, la tête m’explose d’images de violence. Mes ancêtres, mon peuple blessé par une double main de fer qui s’appelle l’esclavage et la colonisation.
Hélas, ma négritude m’a touché aujourd’hui. J’ai entendu le mot Nègre comme préfixe, sale.
Pourquoi ce mot m’amène-t-il aussi loin ? Aussi loin que quand notre écrivain national Danny Laferrière, il y a trois ans, a fait, comme il dit le tour du mot » Nègre » ? À l’époque, de prime abord, j’étais « toute ouiiii ». Maintenant, à ma troisième lecture, je suis « toute nonnnnn « , « no way ! »
Est-ce que la maturité de mon âge m’a rendu faible ? Faible au point de ne voir la beauté du mot Nègre comme l’explique si bien Danny LaFerrière dans Le Nouvelliste: » On dit que le mot nègre pourrait blesser certaines natures sensibles en réveillant un passé de violences et d’injustices. On dit aussi que son emploi reste suspect de nos jours, et qu’il n’est utilisé que par des racistes. En réalité, ce mot est riche de sens (…) Nous vivons un moment de revendications identitaires de toutes sortes touchant le genre, la langue, et quelques frustrations mineures. Tout ce qui permet d’éviter les graves problèmes de notre époque que sont la famine, la guerre, l’exploitation sexuelle, les inégalités économiques, les épidémies… Ce qui devrait constituer nos préoccupations avant que cette génération ne tombe, tête baissée, dans le piège identitaire qui fait qu’on oublie le sol sur lequel on se tient debout. Au lieu de s’attaquer à ces problèmes qui réclament urgemment notre attention, on perd du temps à consoler notre ego. « .
En lisant les paroles de mon porteur de lumière, je me suis mise à parler à mon ego. « Ego, es-tu la raison de mon malaise, de mon mal-être ? Est-ce que tu es la raison du pourquoi, quand j’ai entendu les mots sale nègre » par la personne que j’assistais, tous mon système de défense me disait que j’étais en danger et qu’il fallait fuir comme mes ancêtres le territoire du maître ? Ou alors, mon ego, ce jour-là, m’a donné la force de comprendre que ce mot était la chaîne qui leur restait afin de nous enchaîner« , si bien traduit par Danny Laferrière : » Les esclaves n’ont pas fait la révolution pour qu’on se retrouve à la merci du mot “nègre.” »
Je lisais ses mots avec une rage d’impuissance. Il a raison, les esclaves ne se sont pas battus pour qu’aujourd’hui Annaïla Telsaint soit ébranlée par le mot Nègre.
Aujourd’hui, j’ai entendu le mot Nègre comme préfixe, sale. Aujourd’hui, je ne suis pas une esclave, je ne suis pas attachée, enchaînée, ni forcée, ni violée à maintes reprises. Alors, je ne comprends pas, Danny Laferrière, pourquoi mon ego me fait autant souffrir quand j’entends le Nègre utilisé par une personne qui n’a pas la même couleur que moi.
Aujourd’hui, j’ai entendu le mot Nègre dans mon environnement de travail. Ce mot a eu le pouvoir de me faire traverser le temps ; je voyais des personnes noires, enfants, hommes et femmes, attachés les uns aux autres comme des sardines, confinés à être des objets de ductilité pour la race dite supérieure.
Aujourd’hui, j’ai entendu les mots sale nègre, et il m’ont fait voltiger comme un morceau de déchet qu’on frappe avec les pieds par le dégoût de sa vue.
Aujourd’hui, j’ai entendu l’expression » travailler comme un nègre « , qui m’a fait réaliser que j’étais blessée par des traumas qui me précèdent et qui coulent dans mon sang, qui filent à toute vitesse vers ma progéniture. Des traumas que l’autre ne comprendra jamais, des traumas que l’autre veut qu’on guérisse en silence.
Aujourd’hui, j’écris pour ne plus rester en silence, pour ne plus sentir que mes traumas, je doive les vivre en silence et seule. On n’a pas créé cette histoire. Les personnes noires n’ont pas créé l’esclavage, on l’a subi. Je trouve cela très juste qu’on donne et qu’on se donne le temps de nous guérir en pleurant, en criant, en disant, en créant, en partageant, et en nous mettant en avant.
Je ne veux pas effacer l’histoire, effacer le mot Nègre. Qui suis-je pour demander une telle chose ?
Ce que je souhaite, c’est que lorsqu’une personne de mauvaise foi utilise le mot Nègre pour attaquer mes semblables, qu’elle projette sa petitesse, qu’elle ait notre sang qui coule sur ses mains, les cris de femmes violées qui sifflent dans ses oreilles, et que ce soit elle qui ressente de l’infériorité.
Aujourd’hui, j’ai entendu le mot espoir.
(1) émission de télé-réalité québécoise pour susciter des rencontres de couples
(c) Annaila Telsaint – Institut Neoquébec (oct. 2024)
(*) Annaila Telsaint par elle-même : « Animée par ma passion et ma détermination sans faille, j’ai tiré mes plus grandes leçons de vie des expériences elles-mêmes. Peu importe où celles-ci me mèneront, je sais que je trouverai ma place car j’aime être entourée des autres. Avec ma joie et mon désir de créer et de m’épanouir, je considère le monde comme un film dont j’apprécie chaque instant de sa beauté. »