Le 3 septembre dernier, un jugement historique a secoué la Ville de Montréal, marquant une étape importante dans la lutte contre le racisme systémique au sein de la société québécoise. Le tribunal a en effet reconnu officiellement l’existence du profilage racial pratiqué par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), et a condamné la Ville à indemniser les victimes de ces pratiques discriminatoires. Cette décision judiciaire, la première du genre au Québec et au Canada, constitue un tournant majeur pour les militants des droits civiques qui, depuis des années, dénoncent ces injustices.
La genèse
L’affaire prend sa source dans une action collective menée par Alexandre Lamontagne, avec l’appui de la Ligue des Noirs du Québec. Cette démarche vise à obtenir justice pour les milliers de personnes racisées victimes de contrôles policiers injustifiés, relevant du profilage racial, entre juillet 2018 et janvier 2019. La juge, dans un jugement remarqué, a statué que les droits de ces citoyens avaient été violés, citant notamment la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.
Ce jugement, bien que salué par les organisations de défense des droits humains, a soulevé plusieurs questions cruciales, notamment sur la nature des réparations à accorder aux victimes. La Ville de Montréal, tout en reconnaissant la décision, a décidé de faire appel sur certains points précis, provoquant à la fois incompréhension et frustration parmi certains acteurs de la société civile.
Pourquoi cet appel ?
Gracia Kasoki Katahwa, mairesse de l’arrondissement de Côte-des-Neiges—Notre-Dame-de-Grâce et membre du comité exécutif de la Ville de Montréal, a clarifié les raisons de cet appel lors d’une entrevue qu’elle nous a accordée.(1)
Tout d’abord, elle a réitéré le caractère historique du jugement, en insistant sur l’importance de la reconnaissance officielle par une cour de justice du profilage racial au sein du SPVM, ce qui n’avait jamais été fait auparavant au Canada. Cependant, la Ville estime que certains aspects du jugement nécessitent une révision.
Les victimes plutôt que le Gouvernement
Parmi ces aspects, figure la décision de la juge de procéder à un recouvrement collectif pour le groupe le plus important de victimes, plutôt que de permettre une indemnisation individuelle. Cette approche signifierait que plusieurs millions de dollars destinés aux victimes seraient transférés au gouvernement du Québec via le fonds d’aide aux actions collectives, un gouvernement qui, rappelons-le, refuse de reconnaître l’existence du racisme systémique. Selon la mairesse de Côte-des-Neiges/Notre-Dame-de-Grâce, la Ville souhaite que cet argent aille directement aux victimes et non au gouvernement provincial, qui a une position divergente sur cette question cruciale.
Peut-on parler de responsabilité partagée ?
Un autre motif de l’appel porte sur la notion de « faute directe » attribuée à la Ville par la juge, quant à la responsabilité des pratiques policières au SPVM.
Mme Kasoki Katahwa précise que bien que la Ville soit l’employeur du SPVM, elle n’a pas le pouvoir de dicter les pratiques policières, qui sont régies par la loi provinciale sur la police(2). Elle estime que la juge a « erré » en attribuant à la Ville une responsabilité directe dans les pratiques d’interpellation policière, un aspect qui nécessite, selon elle, un éclaircissement de la part d’une instance judiciaire supérieure.
Malgré cet appel partiel, la Ville a réaffirmé son engagement à indemniser les victimes de profilage racial, conformément aux conclusions du tribunal. Il s’agit, selon l’élue de Montréal, d’une question de justice pour les personnes affectées, mais aussi d’une étape vers une réparation plus large pour les communautés racisées de Montréal.
Toutefois, la lutte ne s’arrête pas à cette décision judiciaire. Gracia Kasoki Katahwa souligne que le SPVM doit encore améliorer ses pratiques, notamment en ce qui concerne les interpellations policières. Bien que le chef de la police, Fady Dagher, ait
mis en place des initiatives telles que le programme « Immersion », visant à sensibiliser les policiers aux réalités des communautés racisées, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour encadrer et responsabiliser les policiers dans leurs interactions avec les citoyens.
Un précédent pour le futur ?
Cette affaire pourrait créer un précédent juridique au Québec et au Canada, influençant potentiellement d’autres institutions à prendre des mesures similaires pour reconnaître et réparer les torts causés par des pratiques racistes. Toutefois, des questions subsistent quant à la gouvernance de la police et à l’étendue de l’indépendance policière, notamment lorsqu’elle empiète sur les droits fondamentaux des citoyens.
Dans l’immédiat, la Ville de Montréal doit trouver un équilibre délicat entre reconnaître et réparer les torts du passé, tout en s’assurant que les structures policières évoluent pour prévenir de tels abus à l’avenir.
L’appel lancé par la Ville soulève des questions de fond sur la responsabilité partagée des différentes instances gouvernementales, et ouvre la voie à une réflexion plus large sur la réforme des pratiques policières au Québec.
En attendant, les citoyens sont invités à participer activement aux consultations publiques, comme celle prévue le 29 octobre, où le SPVM devra rendre des comptes sur ses avancées en matière de lutte contre le racisme systémique.
(1) Entrevue G. K. Katahwa : https://shows.acast.com/neoquebec/episodes/neoquebec-radio-gracia-kasoki-katahwa-pourquoi-la-ville-inte
(2) https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/P-13.1%20/
(c) Cyrille Ekwalla (2024)