Alors qu’elle quittait son domicile pour aller présenter l’émission « Jounal 4e » sur Radio Kiskeya, Liliane Pierre-Paul , l’une des plus connues et remarquables figures du journalisme en Haïti, a été foudroyée par une crise cardiaque lundi 31 juillet 2023. Elle avait 70 ans. Ses funérailles ont lieu le 12 août 2023.
Née le 16 juin 1953 à Petit-Goave, 68 km au sud de la capitale Port-au-Prince, Liliane était une journaliste qui ne travaillait qu’en créole haïtien, « le langage du peuple », comme elle aimait l’appeler. Elle a déclaré à ce propos : « Les élites me méprisaient, j’étais personne. Mon travail n’était pas considéré parce que je ne parlais pas et je n’écrivais pas en français. Je n’avais même pas le statut de journaliste. »
Récompensée à plusieurs reprises pour la qualité son travail, elle a reçu le Prix du courage de la Fondation internationale des femmes dans les médias en 1990 et le Prix Roc Cadet de SOS liberté en 2014.
Depuis l’annonce de la mort de Liliane Pierre-Paul, les hommages élogieux à son encontre n’ont cessé, aussi bien d’institutions que de personnes des mondes politique, diplomatique ou intellectuel.
Michaelle Jean (*) lui rend hommage dans le texte ci-dessous :
Le chagrin et l’inquiétude m’assaillent, chaque jour, en pensant notamment à Haïti dans notre monde en pagaille, où le fossé se creuse de plus en plus entre deux intentions qui s’affrontent.
Il y a celle portée par des bâtisseurs, des femmes et des hommes de courage, de vision, qui s’investissent pour le triomphe d’un humanisme à toute épreuve.
Il y en a une autre, qui est l’acharnement à saccager les fondations mêmes d’un tel projet, à barrer la route aux acteurs de changement, à séquestrer l’avenir des peuples.
Je suis profondément attristée par la nouvelle qui m’est parvenue du décès ce lundi 31 juillet de mon amie, la journaliste haïtienne Liliane Pierre-Paul, terrassée par un arrêt cardiaque, à 70 ans, alors qu’elle s’apprêtait, comme chaque jour, à se rendre au micro de la Radio Kiskeya, à Port-au-Prince, qu’elle avait cofondée.
Une voix vibrante de vérité
Le stress dans la capitale haïtienne est inimaginable, dans les filets d’une centaine d’organisations criminelles de tous les trafics, d’armes et de drogues. Y vivre est devenu un enfer. Tous les habitants de Port-au-Prince sont percutés. Sortir, vaquer à ses devoirs et ses occupations signifie prendre un risque considérable.
L’État est vaincu, décapité. Les institutions sont laminées par des pouvoirs corrompus, des intérêts obscurs qui, des années durant, ont donné le champ libre au banditisme, aux fossoyeurs de la sécurité et aux tueurs. Les morts ne se comptent pas, y compris celles et ceux dont le cœur, comme celui de Liliane Pierre-Paul, a lâché.
Cette voix, que l’on n’entendra plus, était d’une extraordinaire puissance, vibrante de vérité. On vous dira en Haïti que la journaliste Liliane Pierre-Paul incarnait l’esprit même et la pratique indémontable de la liberté d’expression, depuis plus de trois décennies.
Le président Michel Martelly, chanteur misogyne et voyou en chef, avait dans une chanson profané d’injures la dignité de cette femme qui ne mâchait pas ses mots. Mais elle en avait vu d’autres.
Jeune militante pour les droits collectifs et les responsabilités fondamentales, elle avait connu dans les années 1970 l’adversité du régime de Jean-Claude Duvalier, la répression, l’emprisonnement, les coups et le viol sous la torture.
Liliane Pierre-Paul n’avait pas que les mots, les analyses sensibles et bien aiguisées comme flèches à son arc, mais aussi la photographie. Elle savait mettre en relief les réalités insondables du pays, ses malheurs bouleversants et la beauté néanmoins saisissante du territoire.
Lorsque j’ai fait sa connaissance, en 1987, elle était de l’équipe de Radio Haïti Inter, fondée par l’incorruptible Jean Dominique avec son épouse Michèle Montas, deux autres intrépides aux propos percutants qui ont formé sur les ondes toute une jeunesse à la pensée et à la parole citoyennes.
La déchéance du système éducatif haitien perpétue la ségrégation et l’exclusion
Sous le régime du président Jean-Bertrand Aristide, Jean Dominique est assassiné, criblé de balles devant les locaux de la radio, le 3 avril 2000. Comme une trentaine d’autres collègues, Liliane Pierre-Paul a dû partir en exil. Mais rien ne pouvait l’arracher à Haïti, sa raison de vivre. Elle y est retournée.
Une imparable perspicacité
Ce journalisme que Liliane Pierre-Paul pratiquait avec vigueur et une imparable perspicacité était saisissant. Les questions de justice, d’équité et en particulier celle de l’importance primordiale de l’accès pour toutes et pour tous à une éducation pensée en faveur de l’édification du pays, du renouvellement des générations et des compétences, ne la quittaient jamais.
La déchéance, donc, du système éducatif haïtien était son cauchemar. « Un génocide dont la jeunesse haïtienne fait les frais », disait-elle, tant l’école en Haïti perpétue la ségrégation et l’exclusion, entre une minorité qui dispose de toutes les richesses, toutes les possibilités, tous les moyens et la vaste majorité des laissés-pour-compte empêchée par la misère, à court de perspectives et d’avenir.
Comme bien d’autres, je veux dire qu’elle a été pour moi une référence édifiante lorsque j’ai embrassé à mon tour la profession journalistique.
Le témoignage d’un membre de l’équipe de Radio Kiskeya est bouleversant : « C’est un coup des plus durs, une catastrophe. Liliane était préoccupée par tant de choses, mais elle qui a traversé tellement d’épreuves, je ne croyais pas que cela l’emporterait. Excusez-nous. Nous sommes sous le choc, totalement abattus. »
Larmes, chagrin et inquiétudes.
(*) Michaelle Jean est journaliste. Elle a été la
source : La Presse (7 août 2023) – Août 2023