Le débat sur l’intersectionnalité a été relancé au Québec une semaine avant le 8 mars, journée internationale dédiée aux droits des femmes, à la suite de la prise de position de la ministre responsable de la Condition féminine, Martine Biron.
Plusieurs chroniques dans les medias, des discussions dans les radios, etc… sur une question qui ne fait pas consensus dans la société en général, mais aussi au sein des groupes de femmes en particulier.
Le départ de la controverse !
Le 2ème groupe de l’opposition officielle à l’Assemblée nationale, à savoir Québec solidaire, a présenté une motion, soutenue par les deux autres partis, le parti Libéral et le parti Québécois (1), et dont le but était que l’Assemblée nationale encourage « l’analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle afin de défendre les droits de toutes les femmes au Québec« .
En mettant l’emphase – et la nouveauté – sur l’intersectionnalité, Québec solidaire souhaitait que le féminisme ne puisse se départir de « toutes les formes de discrimination dans la société, comme l’âge, la condition socioéconomique, l’origine ethnique, la présence d’un handicap, l’orientation sexuelle » dans sa lutte.
Ce à quoi, la ministre a répondu « Ce n’est pas notre vision du féminisme » en parlant d’elle et de son parti, la Coalition Avenir Québec (CAQ).
Ce refus de reconnaître l’intersectionnalité comme perspective nouvelle dans les luttes féministes a provoqué un débat. Je fais ici une synthèse des deux chroniques qui vont dans le même sens, celui de la prise en compte de l’intersectionnalité.
D’une part, Kharoll-Ann Souffrant est travailleuse sociale, conférencière et candidate au doctorat en service social à l’Université d’Ottawa. Est actuellement chercheuse invitée à l’Annenberg School for Communication de l’Université de Pennsylvanie aux États-Unis et chroniqueuse à Noovo. Et d’autre part, Emilie Nicolas, anthropologue, est chroniqueuse au Devoir et à Libération. Elle anime le balado Détours pour Canadaland.
Les deux chroniqueuses commencent par définir l’intersectionnalité en partant de Kimberlé Crenshaw, la créatrice de ce concept, né à la fin des années 1980.
Le fait ou l’acte déclencheur le plus connu de ce dernier, est cette affaire qui a opposé cinq femmes noires au fabricant de voitures General Motors, qu’elles accusaient de « discrimination » envers elles. La défense du constructeur e GM reposait sur le fait qu’aucune accusation de discrimination ne pouvait être portée contre lui, parce qu’il comptait dans son personnel « des hommes noirs et des femmes blanches ».
C’est alors que Kimberlé Williams Crenshaw a vu dans leurs luttes, la convergence de plusieurs discriminations, ce qu’elle a nommé l’intersectionnalité et que que vivaient ces femmes noires.
Dans sa chronique (2), Emilie Nicolas voit donc en premier dans l’intersectionnalité un outil d’analyse. Pour la chroniqueuse du Devoir, ce mot « renvoie à une manière de comprendre les droits des femmes et de lutter pour eux qui a existé sous plusieurs formes, sur plusieurs continents. »
Un point de vue que partage Kharoll Ann-Souffrant. Celle-ci s’appuie sur l’ouvrage Intersectionality des sociologues Sirma Bilge et Patricia Hill Collins, et qui définit l’intersectionnalité comme « une manière d’analyser et de comprendre la complexité du monde, des individus ainsi que des conditions sociales et politiques qui les traversent.« (3)
La chroniqueuse de Noovo complète son explication « les individus ainsi que les rapports de pouvoir et de résistances qui traversent leurs relations avec les institutions ne peuvent être déterminées ou expliquées par qu’un seul facteur, comme la « race», la classe sociale ou le genre. Au contraire, ces facteurs s’autoinfluencent et se renforcent les uns les autres. »
N’est-ce pas la même chose que dit Emilie Nicolas, dans un style qu’on lui connait bien, quand elle appuie sur le mot outil ? « L’intersectionnalité est un outil qui permet de mieux nommer et comprendre des inégalités sociales qu’il est difficile d’envisager si on prend les « -isme » isolément, et donc de mieux agir sur elles. »
L’ironie de la polémique
Pour démontrer la pertinence de l’approche intersectionnelle aujourd’hui, Kharoll Ann-Souffrant nous renvoie à sa présence dans les études de genre, tant dans les domaines de la recherche, que de l’intervention sociale.
Mais plus encore, la prise en compte de l’intersectionnalité dans les « plusieurs documents gouvernementaux aux échelles fédérale, provinciale et municipale » est une réalité, qui, à ses yeux, « rend cette « controverse» d’autant plus ironique « .
Et les exemples sont légion pour en démontrer la pertinence. Emilie Nicolas en cite quelques-uns :
- les femmes handicapées : Il faut donc que le gouvernement du Québec comprenne « l’intersection » entre capacitisme et sexisme s’il veut offrir des services de prévention et de lutte contre les violences sexuelles qui répondent véritablement aux besoins de toutes les femmes, y compris les femmes handicapées.
- Les femmes noires : victimes plus que d’autres de certains problèmes de santé (fibromes utérins, cancers du sein…), il y a intersection entre race et sexisme.
- Les femmes autochtones : victimes de viols, de disparitions, de violences, etc.
Et elle conclue : « En refusant de collecter des données qui permettent une « analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle », pour reprendre le texte de la motion de la semaine dernière, on peut affecter très concrètement la qualité de vie et la longévité de plusieurs citoyennes. »
« Sans une approche intersectionnelle, les programmes gouvernementaux ressemblent aux vêtements « taille unique » dans les magasins : censés faire à tout le monde, ils ne font bien à personne. Sinon, peut-être, à la « femme moyenne », que ses créateurs imaginent tout seuls dans leur tête. » Emilie Nicolas
Se poser des questions entre nous
Emilie Nicolas met le doigt sur des questions qui crispent, quand on essaye de comprendre d’où vient cette résistance au féminisme intersectionnel.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce ne sont pas des résistances qui émanent des hommes qui sont les difficiles à affronter, mais celles entre femmes. Et elle en voit quelques comme la peur de parler de nos différences entre femmes au motif que « ne serait-ce pas là chercher à nous diviser ? Pourquoi ne pas plutôt parler que des grands combats qui affectent toutes les femmes, et concentrer nos efforts là ? »
Et le constat ce 8 mars est plutôt clair : les disparités sont toujours présentes entre hommes et femmes, mais aussi entre femmes, et c’est pourquoi dit Emilie Nicolas « Plus les femmes s’éloignent de la condition « moyenne » qu’on s’imagine être la réalité « ordinaire » de toutes, moins leurs droits risquent d’être défendus par ce type de mouvements féministes. »
Alors, quand Kharoll Ann-Souffrant nous dit « Si « universalisme» il devait y avoir, c’est bien ce que l’intersectionnalité nous offre, soit, de ne laisser personne derrière« , Emilie Nicolas semble, justement se poser la question de savoir si, en refusant de reconnaître l’approche intersectionnelle, le féminisme « caquiste » n’est-il pas plutôt ce féminisme où « certaines femmes « font la file », éternellement, sans que l’heure de leurs droits n’adviennent jamais ».
(c)Josepha M. (collaboration spéciale) – Neoquébec (fév.2023)
(1) Le PQ, par un tweet du député Pascal Bérubé qui réagissait à l’article d’un chroniqueur, a dénié son soutien à l’approche intersectionnel du féminisme, lui préférant plutôt une féminisme « universaliste »
(2)https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/783717/chronique-c-est-quoi-l-intersectionnalite
(3)https://www.noovo.info/chronique/kharoll-ann-souffrant-mecomprendre-lintersectionnalite.html
Livre de Kharoll Ann-Souffrant : Le privilège de dénoncer (préface de Rokhaya Diallo) aux Ed. Remue Ménage
Autre lectures :
Chronique de Tamara Thermitus : https://pivot.quebec/2023/03/06/le-refus-de-reconnaitre-lintersectionnalite-est-du-gaslighting/
Chronique de Christine St-Pierre : https://lactualite.com/politique/feminisme-intersectionnel-les-contradictions-de-quebec/
Fédération des femmes candiennes : https://canadianwomen.org/fr/les-faits/le-feminisme-intersectionnel-au-canada/