Congelée, muselée, profanée, désenchantée, désertée, abandonnée à elle-même, dérisoire, précaire, en décomposition avancée ? Oui, la francophonie va très mal ! Il faut refuser de se taire ! Il faut vite la secouer, la réveiller, la sauver, la ressusciter, la faire aimer, la faire respecter et la faire gagner !

Permettez, avec respect, monsieur le président Macron et messieurs les chefs d’État et de gouvernements francophones ! Vous allez vous réunir à l’occasion du 18e Sommet de la Francophonie, prévu à Djerba, en Tunisie, les 19 et 20 novembre. Si vous renonciez à ce sommet, presque personne ne s’en rendrait compte. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) continuerait, comme si elle n’existait pas, sa douloureuse léthargie, et la terre continuerait de tourner.

Il serait temps, d’ailleurs, de faire le bilan de ces sommets devenus soporifiques. Les chefs d’État semblent avoir mieux à faire que de parler et de s’occuper de francophonie, de culture tout court. Un sommet extraordinaire de refondation de la Francophonie ferait mieux l’affaire ! Cela ferait du bien à tout le monde. En faisant des bilans d’étapes, des évaluations concernant les programmes et résolutions de vos coûteux sommets pour l’OIF, déjà si pauvre, vous vous rendriez compte des échecs accumulés et de la vanité des projets jamais mis à exécution avec succès.

L’invisibilité de l’OIF

À partir de l’espace géographique, culturel et politique qui la désignait, la francophonie, depuis sa naissance a tenté de trouver sa place dans l’espace économique, scientifique, socio-éducatif, juridique, technologique et environnemental. En somme, elle a tout embrassé, surtout beaucoup de vent. Abdou Diouf, tout de même, a laissé des marques grâce à son aura personnelle, son charisme, son épaisseur d’ancien chef d’État, sa reposante et agréable civilité, mais il était trop seul pour faire avancer la francophonie sur la mise en place du visa francophone.

L’Afrique s’ occupe mieux de la francophonie que la France, mais elle ne peut pas tout faire toute seule !

Le problème aujourd’hui, c’est l’invisibilité de l’OIF ! Il y a longtemps, bien longtemps, que la francophonie semble inexistante : silence radio, silence télé, silence presse écrite, silence politique, silence culturel et artistique, voix inaudible, image boueuse, missions mortes. Pourquoi avez-vous laissé se jouer un tel drame ?

L’OIF ne le méritait pas et cette belle langue française, non plus, quand on mesure ce qu’elle a été et celle à qui vous l’avez confiée ! Au fond, accuser l’actuelle secrétaire générale, Louise Mushikiwabo, serait presque injuste. Nos hommages, Madame ! Ce sont ceux qui l’ont mise là, qui sont coupables de tout, l’invincible, inoxydable, flegmatique guerrier et sentinelle de l’Afrique membre du Commonwealth Paul Kagamé, compris ! Et vogue la galère !

Le moteur n’est pas en panne, il est mort

La francophonie nous a fait rêver comme elle avait été rêvée à sa naissance par Léopold Sédar Senghor, Diori Hamani et Habib Bourguiba. La langue française, cette si belle femme, est venue habiter une aire géographique, l’Afrique, où elle est presque mieux que chez elle. L’Afrique s’en occupe mieux que la France, mais elle ne peut pas tout faire toute seule ! La conséquence est que la voix de la francophonie est devenue presque aphone, placée comme en isolement. Nous en sommes profondément préoccupés.

Vos sommets climatisés et feutrés sont bien loin de ce terrain d’action unique qui est l’avenir de la francophonie ! Votre prochain sommet devrait plutôt sauter des étapes avec un ordre du jour exceptionnel, dont le but serait de renouveler, dans l’urgence, la haute direction du Secrétariat général de l’OIF ! À la vérité, c’est cela l’urgence. Le moteur n’est pas en panne. Il est mort. La voiture n’est pas à remorquer. Elle est à changer.

Avec respect, nous vous incitons à porter, également, un autre regard sur notre institution comateuse, quasi mourante. Il s’agit de toujours garder à l’esprit les principes et missions de la francophonie qui ne sauraient être pensés, mis en action aujourd’hui, sans faire référence aux quatre constats majeurs rappelés par le poète, écrivain et ancien secrétaire général de l’OIF Jean-Louis Roy :

– La tentative d’une vaste globalisation de la culture d’abord, de l’économie et de nombreuses activités humaines ensuite, ayant des effets massifs sur la communauté francophone internationale ;

– L’enrichissement démographique du monde et ses conséquences majeures sur les équilibres actuels et virtuels de la francophonie, et sa dimension constitutive Nord-Sud

– La formidable bataille linguistique qui se déploie sur le plan mondial et qui met en présence certaines grandes langues asiatiques, la langue arabe, la langue espagnole à côté de la langue anglaise ;

– Le respect et la prise en compte des réalités et des spécificités culturelles et économiques des peuples francophones du Sud.

Au jugement du Haut Conseil de la Francophonie dans un rapport consacré à l’état de la francophonie dans le monde, il est écrit que la francophonie africaine constitue « une chance de développement pour notre communauté qui ne se retrouve sur aucun autre continent ». Voilà pourquoi les chefs d’État et de gouvernement du sud ne peuvent pas toujours se taire et laisser faire. Fini le suivisme ! Qu’ils prennent donc leurs responsabilités ou qu’ils quittent cet espace où ils n’ont pas leur place !

Le Canada et la France s’étaient opposés à la convention francophone qui prévoyait la circulation des personnes dans l’espace francophone mondial

Quant aux projections démographiques, elles renforcent l’importance actuelle et à venir du sud francophone africain en ce qui a trait à la sauvegarde, au rayonnement et à l’usage de la langue française dans le monde. En 2020, déjà, dans un monde qui comptait 8 milliards de personnes, 164 millions de francophones vivaient dans les pays du Nord, dont 24 millions avaient moins de 20 ans et 640 millions dans les pays du Sud dits francophones, dont 280 millions avaient moins de 20 ans.

Bâtir un espace de dialogue et d’échange

Bien sûr, la Francophonie ne se fera pas contre la France ou sans la France, mais avec la France, quels que soient ses velléités, ses intérêts, ses non-dits, ses méfiances, ses priorités nationales ou européennes.

Par ailleurs, la France, il faut le dire, porte l’échec, en premier lieu, de la convention francophone qui prévoyait la circulation des personnes dans l’espace francophone mondial. En effet, « on ne fera pas la francophonie en fermant les frontières des pays francophones aux francophones, ni en les expulsant ». Le Canada et la France se sont opposés à cette convention. Et pourtant, elle avait été ramenée à l’extrême du raisonnable. « Les nouvelles générations du Sud vont et iront ailleurs avec un lourd bagage de ressentiments, délaissant de plus en plus l’espace francophone du Nord pour le continent américain. »

On avait toujours pensé qu’il serait impossible de bâtir une francophonie politique sans d’abord une francophonie culturelle qui prenne en charge les créateurs francophones, poètes, écrivains, artistes, ceux-là mêmes qui sont le jardin et l’arrosoir de la langue française. On s’est trompé !

Les politiques ont tout pris et sont en train de conduire dans un cortège tranquille et silencieux la dépouille de la francophonie vers son tombeau. Nous ne voulons pas de cet enterrement. Nous voulons vivre et vivre avec la langue française en harmonie avec les langues africaines, pour bâtir un espace de dialogue et d’échange pour le meilleur de l’esprit !

Ne tardez plus, monsieur le président Macron ! Ne tardez pas, messieurs les chefs des États francophones ! La francophonie est à genoux, sèche, sans voix et les reins brisés !

Remettez-lui ses anneaux d’or !

Texte de Amadou Lamine Sall ( Poète, écrivain, conférencier sénégalais né en 1951, très impliqué dans la vie culturelle (Fondation mondiale pour le Mémorial et la Sauvegarde de l’île de Gorée, maison africaine de la poésie internationale, Biennale des Rencontres Poétiques Internationales de Dakar), a reçu nombre d’honneurs et le Prix européen de poésie L.S.Senghor. )

(c) Le Devoir (re-édité par INQC) – nov. 2022

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