« Qui aurait cru qu’il serait plus facile pour une femme noire en 2022 d’aller dans l’espace que d’être servie dans un des cafés les plus symbolique de Paris ? Et pourtant : c’est bien l’expérience que j’ai vécue il y a quelques jours, et j’en tremble encore de colère et de tristesse. »
C’est par ses propos que Elisabeth Moreno a entamé la tribune qu’elle faite dans le web media huffington – édition française il y a 3 jours; et reprise depuis par plusieurs journaux. Une tribune dans laquelle elle évoque l’acte discriminatoire et raciste, qu’elle a subi dans le renommé Café de Flore. Elle était accompagnée d’une des femmes les plus célèbres au monde, l’astronaute Mae Jemison.
Elisabeth Moreno est une française d’origine cap-verdienne. Arrivée en France avec ses parents en 1977, elle a suivi des études de droit et est devenue avocate. Ensuite, elle a fondé une entreprise de bâtiment.
Installée en Afrique du sud, où elle occupait le poste de Présidente pour l’Afrique de la compagnie Hewlett-Packard, elle est appelée en France pour rentrer au gouvernement, avec pour portefeuille, le ministère-délégué chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances.
En mai 2022, candidate dans l’une des 11 circonscriptions des français de l’étranger, elle perd l’élection et repart dans la vie civile.
C’est donc sous ce statut de citoyenne française, femme noire, qu’elle sera victime de racisme dans un grand Café parisien, comme elle le décrit dans la tribune ci-dessous.
**** Tribune intégrale ****
» Qui aurait cru qu’il serait plus facile pour une femme noire en 2022 d’aller dans l’espace que d’être servie dans un des cafés les plus symbolique de Paris ? Et pourtant : c’est bien l’expérience que j’ai vécue il y a quelques jours, et j’en tremble encore de colère et de tristesse.
De colère parce que j’étais, entre autres, avec Mae Jemison, femme extraordinaire, acceptée à Stanford à 16 ans, sélectionnée pour être astronaute quinze ans plus tard, et qui est devenue en 1992 la première Afro-Américaine à aller dans l’espace, à bord de la navette spatiale Endeavour. Elle a découvert une image très différente de ma France rêvée et dont je lui parle avec ferveur.
Nous n’étions pas à notre place. Nous n’étions pas des habituées, nous. Nous n’étions qu’un groupe de femmes noires et métisses, certaines étrangères, et notre présence dérangeait un habitué.
Il est 16h. À peine assises et pas encore servies, en ce lieu hautement symbolique qui porte en lui une partie de notre patrimoine littéraire et philosophique, celui-là même qui scelle nos valeurs républicaines, un manager s’approche de nous et sur un ton péremptoire nous indique qu’il va nous installer à l’étage car nous dérangeons notre voisin. Nous sommes cinq, lui est seul, mais c’est à nous de partir – « Ce Monsieur travaille, et c’est un habitué, lui », nous justifie-t-on. Nous n’étions pas à notre place. Nous n’étions pas des habituées, nous. Nous n’étions qu’un groupe de femmes noires et métisses, certaines étrangères, et notre présence dérangeait un habitué.
Ce dont je veux vous faire prendre ici conscience c’est le pouvoir de l’habitude sur nos comportements et nos agissements – « Toute notre vie n’est qu’une accumulation d’habitudes », écrivait William James en 1899. Ces décisions que nous prenons tous les jours de manière consciente ou inconsciente, en les pensant fondées sur un rationnel alors qu’il n’en est rien.
La persistance des stéréotypes dans notre société continue de fracturer notre nation plurielle, et cette discrimination latente est une attaque insupportable à la dignité humaine.
En effet, je constate amèrement que ces actes inadmissibles se camouflent dans les pratiques de certains établissements qui, sous couvert d’être sélectifs, se permettent d’exclure à l’entrée les femmes et les hommes issus de la diversité. Nous l’avons également observé avec l’enquête filmée par l’association SOS Racisme, qui vient par ailleurs de déposer plainte pour discrimination raciale, contredeux plages privées ayant refusé l’entrée aux personnes d’origine subsaharienne et maghrébine.
La persistance des stéréotypes dans notre société continue de fracturer notre nation plurielle, et cette discrimination latente est une attaque insupportable à la dignité humaine. Ces phénomènes sont loin d’être rare, hélas : ces dix dernières années, la discrimination ressentie par les femmes pour motif sexiste observée en France est en hausse. En 2019-2020, 46 % des femmes estiment avoir été discriminées en raison de leur genre, lorsqu’elles étaient 28 % entre 2008 et 2009, selon une étude de l’INSEE en juillet 2022. Lorsqu’il s’agit des formes de discriminations subies en raison de ses origines, ce sentiment demeure constant au fil des années. La question des discriminations, quelles qu’elles soient, continue de créer un profond malaise et nous renferme. Combattre ces maux qui ternissent la cohésion sociale est résolument l’affaire de toutes et de tous.
» En France, seules 2 % des victimes de discrimination liée au genre ou aux origines osent franchir le cap du dépôt de plainte. «
C’est pourquoi, je veux pouvoir dire à celles et ceux qui me lisent que la France est un pays qui n’accepte pas ce genre de comportement. Je veux que les personnes qui sont victimes de discriminations sachent qu’elles ne sont pas seules face à l’injustice, qu’il y a un recours possible, que notre système marche. C’est à vous que je pense, nous vous devons d’être intransigeantes contre ces pratiques odieuses qui « font perdre la foi républicaine à ceux qui en sont victimes », comme le disait Jacques Chirac le 10 mai 2006, lors de la première cérémonie pour la mémoire de l’esclavage. Il poursuivait ainsi : « Les discriminations, le racisme [sont] la négation de tout ce que nous sommes, de tout ce qui nous avons construit, de tout ce qui nous fait vivre en tant que Nation ».
J’observe les efforts réalisés ces dernières années pour que cesse ce climat d’impunité, mais le chemin est encore long. En France, seules 2 % des victimes de discrimination liée au genre ou aux origines osent franchir le cap du dépôt de plainte. En 2021, lorsque le gouvernement, conjointement avec le Défenseur des droits, lance la plateforme de signalement et d’accompagnement des victimes de discriminations, nous tenions avant tout à apporter une réponse à ces obstacles au plus haut niveau de l’État. Ce travail, nous n’aurions pu le réaliser sans la contribution des associations qui œuvrent sur le terrain pour mettre fin à ces injustices et accompagner les victimes dans la connaissance de leurs droits afin de condamner efficacement ces discriminations.
Du fait de mon parcours et expérience, je mesure la responsabilité qui m’incombe.
Dans un contexte où notre avenir est fragilisé par des tensions sociétales de plus en plus palpables, il nous faut reconstruire sans attendre notre volonté de participer à un projet social commun. Un projet qui valorise, plutôt que rejette, nos différences et nos singularités individuelles. Ces différences qui s’observent et nous questionnent dès le plus jeune âge, au moment même où notre esprit critique se construit et l’apprentissage du respect de soi et d’autrui se consolide.
« James Baldwin écrivit son premier roman La Conversion à une table du Flore. On ne l’en a jamais chassé. Il était un habitué. »
Je suis profondément convaincue qu’il doit s’agir d’un enseignement perpétuel, autour de notions fondamentales qui donnent corps et substance aux symboles d’égalité et de fraternité entre les peuples. Cette dernière décennie, la loi encadre davantage les obligations de formations imposées aux recruteurs du privé mais aussi aux agents publics. Ce cadre légal est ainsi primordial, mais demeure insuffisant, si l’apprentissage de ses propres biais discriminatoires, parfois inconscients, ne devient pas un combat du quotidien.
Il y a plus de 70 ans, un Afro -Américain traversait l’Atlantique pour devenir écrivain : « À New York, dira-t-il plus tard, la couleur de ma peau m’empêchait d’être moi, alors qu’en Europe cette barrière était levée ». Cet homme s’appelait James Baldwin, et c’est à Paris qu’il écrivit son premier roman, La Conversion. À une table du Flore. On ne l’en a jamais chassé. Il était un habitué. Le serait-il encore aujourd’hui ?
Je veux le croire. »
***** Par Elisabeth Moreno ****
(c) Institut Neoquébec ( oct. 2022) / source : Huffington.fr (titre original : Monsieur est un habitué, lui »